Interview du Professeur en oncologie Pierre-Yves Dietrich

Pierre-Yves Dietrich

Le Professeur Pierre-Yves Dietrich est Spécialiste FMH - Oncologie médicale, Ancien chef du département d’oncologie des Hôpitaux Universitaires de Genève, Ancien Co-directeur du SCCL (Swiss Cancer Center Leman) et a été nommé Cancer Researcher of the Year (Etats-Unis 2013).

 Quelles sont les particularités de la relation entre le patient et l’oncologue ?

J’ai choisi cette spécialité à la suite de rencontres. Puis, progressivement, j’ai réussi à percevoir ce qui est différent dans mon domaine.
Je vois deux choses importantes, la première c’est que le cancer est une maladie, même s’il y a eu des progrès, dont le diagnostic a un impact absolument énorme sur le plan personnel et sur le plan familial même quand c’est un cancer « gentil ». C’est un tsunami dans la vie des gens. Et donc, les patients, si la relation est bonne, se confient, confient leur intimité. C’est l’intimité de la vie qui est posée sur la table. Si la discussion se passe bien, dans une relation de confiance, on arrive à parler de choses extraordinairement intimes en l’espace d’une ou deux consultations. On est très vite dans le cœur de l’humain et dans des relations de confiance exceptionnelles. Et cela fait l’intensité de ce type de relations.
L’autre élément qui est important dans la relation patient - oncologue par rapport aux autres spécialités c’est que l’oncologue suit le patient du début à la fin, quelle que soit la fin et donc j’aime à dire que l’oncologue suit le patient dans le cadre d’un film tandis que les autres spécialistes, souvent le suivent sous forme d’une photo. Le chirurgien a un rôle essentiel mais c’est ponctuel, il prend en charge le patient ou la patiente pendant le temps de l’intervention, un tout petit peu avant, un tout petit peu après et puis après c’est fini. Le spécialiste d’organes va s’occuper de faire une bronchoscopie ou une endoscopie et puis après c’est fini. Même le radiooncologue ou le radiothérapeute va prendre le patient ou la patiente pour un temps donné pour faire un traitement qui va durer une semaine, trois semaines, six semaines et puis après c’est terminé.
L’oncologue lui vit vraiment dans le film du patient. Et, ce qui s’est profondément modifié au cours des 3 dernières décennies c’est que ce n’est devenu pas rare du tout que cette interaction se déroule sur des années, voir des décennies. Donc quand on est dans des relations profondes avec la confiance qui s’établit au fil du temps et qui fait partager des choses tellement intimes et personnelles, il y a des relations absolument incroyables qui s’établissent entre le patient et son oncologue et je pense que c’est une spécialité à part par l’intensité de la relation, la confiance et par la durée.
Et puis dans ce film là il y a des hauts, il y a des bas, il y a des très hauts, il y a des très bas, on partage aussi des joies incroyables, des naissances dans la famille, et des peines aussi, des décès ou des drames.
La difficulté du métier elle est dans la gestion des choses lourdes du matin au soir mais aussi dans l’intensité du travail. Avoir ce type de discussions plusieurs heures par jour, c’est fatiguant tout simplement par la concentration qu’il faut avoir. Il faut être dedans, il faut tout donner consultation après consultation. C’est un exercice presque physique parce que vraiment il faut être concentré pour comprendre ce qui se passe et puis il y a la gestion des difficultés. C’est quelque chose d’un peu spécial donc tout le monde ne peut pas faire oncologue comme tout le monde ne peut pas faire patineur artistique, il faut une prédisposition, des compétences intrinsèques.

Que pensez-vous des métaphores guerrières si souvent utilisées pour décrire l’attitude optimale à adopter face au cancer ?

Personnellement je ne suis pas fan, on va dire ça comme ça. Je pense qu’on est extrêmement influencé par la langue anglaise et la culture américaine. Ça passe très bien « fighting cancer » en anglais et aux Etats-Unis. Il y a des termes qui malheureusement sont arrivés dans la langue française qui n’ont pas vraiment la même signification car elles n’arrivent pas dans la même culture. Pour l’exemple, on peut prendre deux mots qui sont utilisés de manière quotidienne et par tout le monde c’est « fighting cancer » et, pour les personnes qui sont en rémission ou guéries, on parle de « survivors ». Lorsqu’on fait des présentations ou des conférences publiques en français parler de survivants c’est catastrophique mais, si vous faites la même présentation en anglais, parler de « survivors » c’est très valorisant et très positif. Donc je pense qu’en ce qui concerne ces métaphores guerrières on est malheureusement influencé par le fait que dans la langue française on utilise de plus en plus, soit des mots anglais, soit des mots dérivés qui ne sont pas forcément adaptés à la langue française et à la culture française. C’est ma première réaction.
Après j’estime qu’il faut s’adapter au patient. Ainsi, pour certains patients, même en français, ce sont des terminologies positives et plutôt que de dire qu’il faut ou qu’il ne faut pas, le plus important c’est de s’adapter à la manière dont le patient va verbaliser son combat ou son acceptation.
Vous allez avoir des patients qui vont réussir à surmonter et à vivre ce traumatisme en se mettant dans la peau d’un guerrier et s’ils emploient ce vocabulaire et bien on doit employer ce vocabulaire avec eux. Mais pour beaucoup d’autres c’est plus nuancé. En effet, si l’on peut guérir d’un cancer, souvent le patient est face à des rémissions, des maladies chroniques et de multiples poussées de la maladie, pour ces cas, il s’agit plutôt de l’acceptation d’une nouvelle situation. Et donc on ne «tue» pas le cancer mais on vit avec. Il va falloir travailler à accepter et à s’adapter à une situation nouvelle, trouver un nouvel équilibre avec un nouveau « partenaire », c’est un peu brutal mais c’est une nouvelle donne, un nouveau paramètre dont il faut tenir compte. Pour ces patients-là, avoir ce vocabulaire guerrier c’est plutôt contre-productif et en tout cas dans notre culture, culpabilisant pour, à mon sens, une majorité de patients qui potentiellement n’arrive pas à s’identifier à des guerriers ou n’ont pas envie d’être des guerriers face à leur maladie parce que ce n’est pas comme ça qu’ils la voient.
Pour résumer je dirais, que malheureusement on est tributaire de la contamination anglo-saxonne dans notre langue et on pense que c’est mieux parce que c’est plus clair, c’est plus percutant mais ce n’est pas notre culture et ensuite c’est une sémantique qu’il faut éviter d’utiliser de manière systématique et en particulier dans les campagnes de publicité ou dans les campagnes politiques parce qu’elle ne convient pas à beaucoup de patients. Ça isole et ça culpabilise si la personne n’arrive pas à avoir ce type d’attitude. Quand l’entourage emploie ce type de vocabulaire, dans le but de soutenir évidemment, ça peut être difficile, mais je suis surtout critique envers les campagnes de communication qui sont trop caricaturales et ne respectent pas la diversité des situations.

 Comment parvenir à concilier la haute technologie et une médecine humaniste ?

 Cette question est pour moi absolument essentielle. C’est un équilibre qui est difficile, et un enjeu important.
Je me permets d’élargir le débat par rapport à la médecine.
On vit dans une société qui bénéficie de la technologie, c’est une évidence et c’est juste fabuleux de pourvoir prendre son téléphone et de faire plein de choses avec. On est dans son fauteuil à la maison, on fait des paiements et ça part en 30 secondes, c’est plutôt sympa. On veut savoir comment se rendre en transport publique je-sais-pas-où, on cherche sur le site et puis hop on a le parcours. On est coincé dans une ville, on est perdu, on se retrouve, c’est quand même extraordinaire ! Mais on devient esclave de la technologie et on est sensé devenir compétent pour tout, tout seul, c’est une source de stress absolument majeure et on ne se détend plus assez dans l’interaction humaine.
Donc je reviens à votre question : c’est vrai que la population en général croit beaucoup plus à la technologie qu’à la capacité humaine et on observe une tendance à aller de plus en plus vers l’enseignement technologique et le soutien intellectuel lié à la technologie. Cette évolution dans la formation des médecins m’inquiète un peu parce qu’en étant dépendant de la machine on perd une part de motivation et de responsabilisation.
- La machine a dit ça, ok je vais le faire, ma machine ne m’a rien dit, je ne fais pas.
Je peux vous donner un exemple très illustratif, quand on gère un patient on a beaucoup de résultats de laboratoire à analyser et, de plus en plus, nous avons des alertes informatiques quand il y a des examens indicatifs anormaux. C’est utile pour certaines spécialités mais en oncologie les examens de sang ne sont presque jamais normaux, donc on a des alertes tout le temps, ça ne sert plus à rien. Le pire c’est quand vous discutez avec de jeunes médecins et que l’on dit « Tu as vu ce patient, il n’est pas très bien, pourquoi tu n’as pas réagi ?» et la réponse est «Je n’ai pas reçu d’alerte». Cela peut sembler caricatural, mais j’ai eu ce type de réactions. Au-delà de toute technologie, il est primordial d’aller voir le malade et de sentir, de « renifler » s’il va bien ou s’il ne va pas bien. Aucune alerte ne saura faire cela.
En parallèle, parmi les avancées technologiques extraordinaires, on va vers une oncologie à la carte, l’oncologie de précision. Aujourd’hui on reçoit déjà des dizaines de paramètres par tumeur et d’ici 10 ans on en aura plusieurs millions qu’on ne va évidemment plus être capable de gérer avec un cerveau humain. On aura alors un système de signatures, que je compare à un code barre, chaque tumeur aura son code barre diagnostic et sur cette base on va déterminer un code barre thérapeutique. Ce processus est en cours. Aujourd’hui c’est un code barre avec une quinzaine de barres et bientôt ce sera un code barre avec 1 000, 1 500, 2 000 barres. Là, l’intelligence artificielle sera absolument essentielle. C’est une bonne chose parce qu’on va affiner nos traitements, mais l’intelligence artificielle fait aussi des erreurs d’évaluation, d’analyse et c’est là que l’humain doit rester compétant et ne pas faire confiance aveugle ou devenir complètement esclave.
Les avancées technologiques vont tellement vite qu’on a souvent des difficultés à percevoir leurs points faibles alors qu’on voit tout de suite leurs points forts. Il faut du temps d’utilisation pour se rendre compte à quel point une avancée peut être perturbante et après il faut avoir le courage de revenir un petit peu en arrière, mais c’est très dur de revenir en arrière quand la technologie amène du confort.
La technologie est difficile à apprendre, elle est complexe. Aujourd’hui, faire des études de médecine si vous n’avez pas un bac scientifique est presque impossible, pour moi ça c’est une erreur fondamentale. J’ai eu la chance d’intégrer médecine en sortant d’un bac littéraire, latin, grec, philo ; déjà à mon époque on était extrêmement peu, aujourd’hui il n’y en a plus. J’ai eu la chance de faire une double carrière médicale et scientifique et la partie scientifique a eu une importance majeure dans mon métier, dans ce que j’ai aimé faire, mais je ne me suis jamais senti pénalisé par ma formation littéraire initiale au contraire.
Je plaide pour intégrer les sciences humaines dès l’école primaire. La science, on arrive toujours à l’assimiler après, mais le sens critique, savoir mettre ses idées en place, prendre le temps d’une analyse, essayer de faire une synthèse, verbaliser une proposition, ce sont des compétences qu’il faut mettre dans le cerveau pour moi dès l’âge de 6 ans. La philosophie est également absolument essentielle, avoir du temps pour réfléchir à ce qu’est le bonheur, ce qu’est la finalité de la vie, il y a tellement de choses à explorer.
Technologie et humanisme est un vaste sujet philosophique qui fait partie des enjeux majeurs. Si tout n’est que technique pure cela entraine des dérives alors comment maintenir un équilibre ? Je n’ai pas de réponse magique mais je pense en étudiant cette problématique dans les écoles de médecine et en renforçant le temps dédié à la philosophie, à la réflexion personnelle et aux sciences humaines dans le monde éducatif. C’est absolument essentiel.